Mis à mal par une mission parlementaire décidée à interdire les additifs nitrés dans la charcuterie, les industriels du secteur attaquent sur le terrain judiciaire. Leur cible : Yuka, la populaire application anti-malbouffe. Enquête.
Le lobby de la charcuterie perdrait-il ses nerfs ? Son premier représentant, la Fédération des industriels charcutiers traiteurs (FICT), adressait le 7 octobre dernier une mise en demeure à l’application française Yuka, accusée de porter un « préjudice considérable » à ses adhérents. Et pour cause : utilisée par 10,5 millions de personnes dans l’Hexagone, elle permet de scanner le code-barre d’un produit alimentaire ou cosmétique, noté de zéro à cent en fonction de ses qualités nutritionnelles et de la présence d’additifs, liens vers des études scientifiques à l’appui. Conséquence ? « Nous avons relevé que le système de notation de votre application octroyait automatiquement une note rédhibitoire aux produits qui contiennent des sels nitrités », écrivent les avocats de la FICT, porte-parole de Herta, Madrange, Fleury Michon, Bordeau Chesnel et consorts. Une entreprise de « désinformation » aux yeux de leur syndicat, qui serait démentie par d’autres recherches. « Une tentative d’intimidation », s’insurge Julie Chapon, co-fondatrice de Yuka, sommée dans le même temps de « supprimer la pétition » intitulée « Stop aux nitrites ajoutés dans notre alimentation », que l’entreprise a lancée avec l’ONG Foodwatch et la Ligue contre le cancer.
L’objet de ce bras de fer : le nitrate de potassium, ou salpêtre (E252) et le nitrite de sodium, ou sel nitrité (E250), massivement utilisés depuis le début du XXe siècle aux États-Unis. « Le sel nitrité n’a été autorisé en France qu’en 1964, malgré trois décennies d’avis contraires rendus par l’Académie de médecine, explique Guillaume Coudray, auteur de Cochonneries, comment la charcuterie est devenue un poison (La Découverte). À l’époque, le ministère de l’Agriculture a poussé. La filière française était en train de souffrir face à la concurrence étrangère, car certains pays avaient autorisé les produits nitrités, sans en avoir évalué leurs dangers. » Colorants, conservateurs et antiseptiques, ces additifs permettent de fabriquer à moindre coût, en un temps toujours plus court, des produits aux couleurs rosées, quand la viande de porc est normalement grisâtre.
DES PRODUITS « PROBABLEMENT CANCÉRIGÈNES »
Déclarés « probablement cancérigènes » par l’Organisation mondiale de la Santé en 2015 en s’appuyant sur plus d’un millier de publications scientifiques, les additifs nitrés seraient responsables, selon les estimations, de 3.000 à 18.000 décès par cancers colorectaux. « Au contact du fer contenu dans la viande rouge, nitrates et nitrites entraînent la formation de nitroso-hème, un composé qui donne sa couleur rose aux charcuteries nitritées, explique le généticien Axel Kahn, impliqué dans des recherches spécialisées et président de la Ligue contre le cancer. Le nitroso-hème est mutagène, il provoque in vitro des mutations de l’ADN, et tout produit mutagène est potentiellement cancérigène. »
Au-delà de la question scientifique, le timing de l’action intentée par la FICT contre Yuka interpelle. Pourquoi maintenant, alors que ses informations sur les nitrites datent de plusieurs années, et que la pétition est en ligne depuis un an ? Ces jours-ci, une mission d’information parlementaire « sur les sels nitrités dans l’agro-alimentaire », entre-temps élargie aux « additifs nitrés », achève justement ses travaux. Rapporteur de la mission avec Barbara Bessot Ballot (LREM) et sa collègue du Modem Michèle Crouzet, le député Richard Ramos vient de déposer une proposition de loi en faveur d’une interdiction dans les cinq ans, soumise au vote de l’Assemblée nationale le 28 janvier prochain.
COUP DE PRESSION
« Il n’y a aucun lien entre notre action contre Yuka et la mission parlementaire », jure cependant Bernard Vallat, président de la FICT, prompt à souligner que l’application a déjà été condamnée pour « dénigrement » par le tribunal de commerce de Versailles, à la demande de la Fédération française des industries des aliments conservés. « C’est un coup de pression », analyse Richard Ramos. « La FICT souhaite judiciariser le débat », observe Camille Dorioz, ingénieur agronome, membre de Foodwatch. Car du côté de la mission, le débat a fait long feu : cuisinés neuf mois durant entre des chercheurs de renom, des spécialistes et les acteurs de la filière, les patrons de l’industrie charcutière et leurs représentants ont été taillés en pièces.
Séquence digne d’un thriller politique, l’audition de Bernard Vallat, qui a ouvert le 3 mars les travaux de la mission, et dont Marianne a pris connaissance. « Quand la Ligue contre le cancer nous dit qu’il y aurait peut-être 3.000 cas en France à cause du sel nitrité, ça vous évoque quoi ? », lance Ramos. Après un long silence, Vallat répond : « On conteste ce chiffre, probablement exagéré. » Poussé dans ses retranchements, le lobbyiste finit par concéder « des fourchettes » de « plutôt 1.200 environ » cancers colorectaux par an. Ses collaborateurs sont ébahis, Ramos aussi, au point de lui demander confirmation. Il savoure : « On est d’accord sur un point. Que ce soit 4.000, 3.000, 1.200 ou 500, il y a des morts sur le sujet. » Le choc : Vallat vient d’énoncer ce que son industrie nie depuis des décennies. Depuis, il dément avoir tenu ces propos, soutient avoir « fait état de simulations mathématiques » et regrette qu’on le cite en « ne reprenant pas la phrase complète ». Mais la séance, publique, a été filmée, et la séquence consultée par Marianne est sans équivoque.
Reprenant une ligne de défense adoptée depuis des décennies, Bernard Vallat plaide « l’absence de lien entre cancers et sels nitrés », pointe du doigt les « gros consommateurs », tout en soulignant la « sécurité » offerte par ces conservateurs, confirmée selon la FICT par un avis de l’Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSES) remontant à 2011, rejoint par un rapport de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) daté de 2017. Mais Richard Ramos, à l’unisson de nombreux scientifiques auditionnés, réplique que « l’EFSA comme l’ANSES se sont contentés d’étudier la cancérogénicité des nitrites seuls, au lieu de s’interroger sur leur réaction chimique au contact de la viande. » Et, selon les mêmes, le spectre du botulisme, de listeria et salmonelle supposés proliférer sans nitrites seraient des « arguments fallacieux » du lobby charcutier. « Il n’y avait pas plus de morts du botulisme en France quand on n’utilisait pas de nitrite », a tranché le chercheur Jérôme Santolini au cours de son audition.
GAMMES « ZÉRO NITRITE »
Et Guillaume Coudray de rappeler qu’« un nombre croissant de gros fabricants (Herta, Madrange, Fleury-Michon, Brocéliande, Système U, notamment, ndlr.), qui communiquent volontiers sur la réduction des nitrites dans leurs produits, ont créé des gammes ‘‘zéro nitrite’’. » Logique commerciale ? « Demande de naturalité du consommateur », répond Vallat. « Jouer sur tous les tableaux leur permet de proposer une alimentation saine et de marger sur ceux qui peuvent se la payer, tout en faisant de gros volumes pour les classes populaires avec des produits qui tuent », s’indigne Ramos. Fleury Michon dit les choses autrement à Marianne : « Nous couvrons l’ensemble du marché, en pensant aussi aux consommateurs engagés, qui ont les moyens de consommer responsable. »
« Jouer sur tous les tableaux permet (aux fabricants) de proposer une alimentation saine et de marger sur ceux qui peuvent se la payer, tout en faisant de gros volumes pour les classes populaires avec des produits qui tuent », s’indigne Ramos.
Une question demeure : si la dangerosité des additifs nitrés est connue depuis longtemps, comment expliquer que les industriels aient pu continuer à s’engraisser ainsi ? « Le lobbying industriel a développé des stratégies pour peser sur l’écriture des lois », décrypte la journaliste Stéphane Horel, auteur de Lobbytomie (La Découverte). Ramos abonde : « J’ai vu la puissance de feu de ces gens-là quand mon amendement prévoyant une taxe de 10 centimes par kilo de charcuterie nitritée est passé à la trappe en octobre 2019. » Hasard ou non, son principal adversaire, le président de la FICT Bernard Vallat, est un homme de réseau : appartenant au corps informel des vétérinaires de la haute-fonction publique, passé par la direction générale de l’alimentation au ministère de l’Agriculture, il est le premier président de la Fédération charcutière qui ne soit pas issu du sérail. « Je suis moi-même un scientifique, et la fédération m’a demandé de présider du fait de mes compétences », assure-t-il à Marianne.
La « science » est en effet le premier argument d’une industrie qui se réfugie ces temps-ci derrière les propos rassurants du professeur Jean-Michel Lecerf, chef du service nutrition à l’Institut Pasteur de Lille… et président du conseil scientifique de la FICT. « De l’amiante aux pesticides comme le glyphosate, en passant par le plomb ou le tabac, les industriels ont mis en place depuis très longtemps la « manufacture du doute », destinée à ôter tout crédit aux recherches révélant la dangerosité de leurs produits par le biais d’études « scientifiques », avec des chercheurs en plein conflit d’intérêts », estime Stéphane Horel.
DENORMANDIE TEMPORISE
Dernier exemple en date : un rapport publié le 20 novembre par l’Académie d’agriculture dirigé par le toxicologue Gérard Pascal, brandi par tous les pro-nitrites que Marianne a contactés. Entouré pour l’occasion d’un aréopage de six autres retraités sur une équipe de dix personnalités (n’incluant aucun cancérologue, épidémiologiste ou biochimiste), Pascal a fait une longue carrière à l’Institut national de la recherche agronomique tout en étant consultant pour l’industrie. Il vante ainsi à longueur d’interventions médiatiques « l’importance [des sels nitrités] dans la conservation de la viande », tout comme son confrère Jean-Marie Bourre, ancien directeur du centre d’information sur les charcuteries et ex-président du conseil scientifique de la FICT. « Ce rapport scientifique n’en est pas un, assénait le chercheur Jérôme Santolini devant la mission Ramos. C’est une opinion de quelques scientifiques plus ou moins actifs sur un sujet qu’ils ne comprennent pas. »
Concernant l’évolution du cadre légal, la FICT plaide pour une temporisation : « Nous jugeons prématuré que le Parlement ait à se prononcer avant le nouvel avis de l’ANSES promis pour cet été », déclare Vallat. « Je n’ai pas confiance en l’ANSES, comme toutes les personnes qui connaissent le sujet, s’énerve Richard Ramos. Je me demande si l’agence n’est pas vérolée, elle fait exprès de répondre à côté.. » Mais Julien Denormandie, le ministre de l’Agriculture, a estimé lors de son audition qu’il fallait attendre cet avis « pour pouvoir statuer. » D’ici-là, on pourra retenir que l’institution recommande de ne pas consommer plus de 25 grammes de charcuterie nitritée par jour.
« La proposition de loi de Ramos a des chances de passer », nous glisse un député de la majorité. L’intéressé, lui, est déterminé : « Nous combattons pour qu’en France, un produit dangereux ne soit plus autorisé. C’est la perpétuation de ce genre d’aberration qui casse la confiance du peuple dans ses élus. Et si la loi est rejetée, j’irai en justice. Je porterai plainte pour empoisonnement ! »
Article extrait du journal MARIANNE et publié le 17/12/2020 par Thomas Rabino